Un siècle de retard

À fur et à mesure que je grandissais, j’appréciais de plus en plus Leningrad. L’ère soviétique était en déclin. Si à l’école maternelle on avait encore entendu l’expression « papy Lénine », à l’école primaire, notre institutrice, une jeune femme douce et attentive, n’évoquait jamais les questions idéologiques.

Enfin, on fût tous des « octobristes » pour un temps et on porta des badges en forme d’étoile avec un portrait du père de la révolution en chérubin aux boucles dorées dans lequel on ne reconnaissait point le futur tyran sanguinaire et dont on savait qu’il n’avait jamais menti à ses parents. On se divisait même en cellules d’action par cinq; l’action consistant à nettoyer le tableau et à nourrir l’unique escargot qui habitait l’écosystème catastrophé aux allures apocalyptiques de l’aquarium de classe. On porta l’uniforme. Une robe marron à plis à laquelle on cousait chaque semaine un col blanc frais en dentelle et des manchettes assorties. La robe se portait avec un tablier – noir au quotidien ou blanc pour le jour de la rentrée ou photo de classe. Les filles avaient des gros nœuds en nylon dans les cheveux qui ressemblaient à des têtes de chou blanc. Les cheveux se portaient en nattes, en corbeille ou en queue de poney. Moi, j’avais les cheveux courts, or, le nœud n’y tenait jamais : il commençait à glisser dans les premières minutes du premier cours et se retrouvait vite posé à côté de ma trousse. Les garçons avaient des costumes deux pièces bleu marine à galons et ornés de jolis boutons brillants. L’uniforme était difficile à se procurer. Les parents se donnaient beaucoup de mal à dénicher des points de vente de cette denrée indispensable. On essayait de faire durer l’uniforme pendant deux ans. Par conséquent, la première année l’uniforme était trop grand et la robe vous recouvrait les genoux, alors que l’année suivante la robe vous serrait sous les aisselles ou, s’il s’agissait du pantalon des garçons, il exposait vos chevilles au froid et au vent. Et voilà tout pour l’idéologie communiste. Et puis, on vivait à Leningrad, dans un décor aristocratique, vétuste et écaillé.

J’aimais visiter les palais que je n’associais guère au passé monarchique, aux conflits de classes, aux disparités sociales, à la révolution ou à la guerre civile. Je me sentais chez moi dans la ville impériale du papy Lénine et parcourais les enfilades de salles dorées à n’en plus sentir mes pieds. Je passais sous les regards des bustes sculptés, dans des forêts de corps en marbre entrelacés et parmi les paysages de l’Italie et de la Hollande. Je rêvais d’avoir une robe de bal, pas un uniforme.

Plus tard, au collège, nous, les écoliers de la ville de Pierre le Grand, avions une matière à part : l’histoire et la culture de Saint-Pétersbourg. Notre professeur, Efim Aronovitch parlait avec un amour fatidique de chaque coin, chaque bâtiment de cette ville. Lui, il en était mort, de son amour, car souffrant d’asthme. Un jour d’hiver le souffle froid et humide de la ville coupa le sien. Devant son cercueil, on écouta quelqu’un lire l’un de ses poèmes :

Notre carrosse s’arrête devant le Palais d’Hiver,

Mais les fenêtres sont éteintes, que se passe-t-il ?

Remets tes moufles, mon amour, il fait froid et il neige,

Le bal a dû se terminer sans nous,

On a un siècle de retard …

Je ne me souviens pas des paroles exactes, mais, comme c’est toujours le cas en poésie russe, c’est le rythme du poème qui me hante, c’est la justesse de la pensée qui donne un arrangement à mes sentiments brouillés. Aujourd’hui j’aurais dit que nous, les habitants de cette ville, sommes tous en retard sur l’époque, nous vivons dans une simultanéité de l’histoire et de la mythologie où les vivants croisent les morts, où les personnages des romans sont plus réels que les phénomènes météorologiques et où les tableaux s’ouvrent sur des avenues.

Un autre poète, Alexandre Kouchner, dit que tout petits nous savions distinguer le classicisme du baroque, comme d’autres enfants savent reconnaître un sapin et un boulot. Et c’est ne pas un privilège ou un mal ; c’est une donnée propre à cette ville.

Parfois, tu en es malade, de cette théâtralité, de cette mise-en scène où tous les rôles sont connus d’avance, où la même pièce se joue pour une millième fois et le rideau est fatigué et les bougies s’étouffent dans le vomit de la cire.

Mais quand tu n’es pas là ; tu n’as qu’une envie : respirer le vent de la Neva.

À l’automne 2021, pour les vacances de la Toussaint je retournai avec mon fils à Saint-Pétersbourg. C’était une visite attendue, qui survenait après un long sevrage dû aux deux ans d’épidémie, qui avait cloué au sol les avions; trois mois après le décès de mon père qui mit brutalement fin à toute une époque, douloureuse ; après de grands changements dans ma vie intime – une tardive installation en couple dans une petite maison en pierre à la campagne véxinnoise et mon virage définitif vers ce métier qui s’imposait comme une vocation et un besoin vital. Tout avait tellement changé que je tenais à voir ma ville; à savoir si elle me manquait toujours, et puis peut-être y voir comme dans un miroir mon propre reflet, cette fois, heureux et apaisé.

J’étais euphorique. Chaque jour on visitait un lieu emblématique. Ma ville s’était indéniablement embellie, je l’aimais toujours, mais elle ne me manquait plus car maintenant, les années de détresse étaient révolues, tout était réglé entre nous et je pouvais désormais la visiter en amie tant que je voulais, et, pourquoi pas, me lancer dans un projet créatif, littéraire ou artistique, avec mes collègues et amis russes.

À un moment, nous nous retrouvâmes, mon fils et moi, rue Malaya Sadovaya à attendre notre horaire d’entrée à une exposition des photographies de Rodtchenko qui se tenait à la Maison de la Radio. Alors, on se mit dans un petit café portant le nom du personnage de Tolstoï, prince Volkonski. En rigolant, nous qualifiâmes l’établissement de « glamournenkoye », un café glamouresque, c’est-à-dire, ayant une certaine prétention à la préciosité, au chic, au glamour. Mais nous constatâmes que c’était bon d’être tous les deux installés devant une baie vitrée d’un immeuble art nouveau, à contempler l’épaisse étoffe du crépuscule, lourde et trempée, qui réfractait la lumière des réverbères, et à travers laquelle les silhouettes silencieuses des passants filaient comme de mystérieux poissons des profondeurs. Le portique ocre de la Maison de la Radio avec ses masques aux bouches ouvertes et aux yeux exorbités se profilait en face comme une ruine immergée d’un temple antique. C’était jouissif de boire la mousse brulante d’un cappuccino avec une bouchée du gâteau « pomme de terre », une sorte de truffe, dont la poudre chocolatée recouvrait mes papilles d’une pellicule poussiéreuse et m’apitoyer sur l’arrivée imminente de novembre et de l’inéluctable délectable réclusion automnale. Je me souvins d’un vers de Rilke : « celui qui accueille l’automne en solitaire, le restera jusqu’au printemps » (« wer jetzt allein ist, wird es lange bleiben ») du poème Herbsttag, que j’avais appris, avec des centaines d’autres, vingt-cinq ans auparavant, car je voulais qu’il y eut toujours un poème au bout de ma langue à réciter en marchant dans la ville. Et j’étais heureuse, car je savais à quel point cela pouvait être vrai, et à quel point cela pouvait être faux, car un jour d’hiver, froid et humide, c’était le printemps dans l’hiver et ma vie avait changé et je n’allais plus être seule, et aussi parce que quelque chose d’important était accompli, et que l’amour et la poésie et « l’écriture vivante » – le mot qu’on utilise en russe pour la peinture – et la beauté était là, plus réels que le réel que je n’apprivoiserais jamais mais que j’ai désormais à l’œil comme quelque animal féroce et qui, finalement, contribuait à sa façon à la vie, la vie qui était voilée pour quelques instants fugitifs, le temps d’une pause au chaud dans un café précieux, parmi les effluves de café et de pâtisserie, la vie voilée par cette étoffe du crépuscule, de pluie et de lumière.

Quatre mois plus tard la guerre éclata et nous perdîmes notre pays.

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